Le
productivisme : un concept nouveau
Constat
Chaque
jour de petites entreprises disparaissent pour laisser place au
gigantisme industriel ou au chômage.
Les travailleurs de Dunkerque vont chercher à Montpellier le travail
qui correspond à leur qualification, tandis que les usines de Dunkerque
font venir de Strasbourg leurs ouvriers qualifiés, et maintenant,
avec la mondialisation, on délocalise vers la Thaïlande en laissant
des travailleurs sur le carreau. Gigantisme, concentration des moyens
de production, découpage et spécialisation des régions accentuent
la division technique du travail et le salariat.
Chaque jour, des paysans abandonnent leur terre. Peu à peu des villages
meurent ou deviennent des banlieues dortoirs. Les villes s'étendent,
deviennent plus anonymes, plus difficiles à vivre. Et ceci, même
dans les pays dits en voie de développement. Chaque jour, des centaines
de milliers de personnes meurent de faim.
Chaque jour, le déracinement et le brassage des individus entraînent
un déclin culturel. Les cultures régionales s'estompent. Les relations
personnelles entre les gens s'appauvrissent, ou sont vécues à travers
des institutions, des techniques, des marchandises. Conformisme
et fatalisme étouffent la personnalité.
Une logique est à l'œuvre. Un cercle vicieux s'est constitué. Lesquels
?
Longtemps les phénomènes habituels de la société étaient présentés
par les grands partis de la Gauche comme étant les conséquences
de ce qu'ils appelaient le " capitalisme ", c'est-à-dire du pouvoir
d'une classe propriétaire des moyens de production. Tout était plus
ou moins ramené à la propriété des moyens de production. Leurs adversaires
de Droite, au contraire, expliquaient tout ce qui n'allait pas par
la trop grande intervention de l'Etat.
Analyse
Nous sommes donc confrontés à cette question : " Peut-on expliquer
l'essentiel des phénomènes du vécu de la vie quotidienne, contre
lesquels nous luttons, par le capitalisme ? "
Pourquoi cette question ?
Parce que le terme " capitalisme " a une signification historique
précise qui coïncide d'ailleurs avec celle du langage commun : la
propriété privée des moyens de production, l'existence de patrons
qui ont le monopole de cette propriété et l'idée que la lutte fondamentale
dans la société actuelle est la lutte des classes entre propriétaires
et non propriétaires des moyens de production.
Comment apporter des éléments de réponse à cette question ?
Quels sont les phénomènes de l'aliénation de la vie quotidienne
contre lesquels nous luttons ?
- la concentration spatiale des activités et des hommes,
- l'éloignement entre lieu de travail et lieu d'habitat
- le développement de l'obligation d'être mobile et déraciné,
- le développement de l'obligation de travailler en vendant sa capacité
de travail (salariat, disparition du travail indépendant),
- l'éloignement entre les producteurs et les consommateurs (avec
la perte du contrôle de ce que l'on mange et tous les dangers alimentaires
qui font actuellement la une des journaux),
- l'accroissement des transports que cela engendre,
- la mondialisation économique que cela crée.
Ces tendances lourdes et motrices font bloc entre elles.
Chacun de ces phénomènes isolément apparaît comme nécessaire, parce
qu'adapté, mais relié aux autres, c'est un système : recherche de
l'efficacité économique à tout prix par une course sauvage à la
productivité, mode de développement dont les structures socio-économiques
sont la concentration, la hiérarchisation, la spécialisation, l'institutionnalisation
Ces
logiques, solidaires entre elles, déterminent l'ensemble de notre
vie quotidienne.
Puisqu'on a pu les observer dans la vie quotidienne des Soviétiques
dans l'ancienne URSS, c'est qu'elles peuvent exister sans la propriété
privée des moyens de production, sans l'appropriation privée du
profit ; on ne peut donc plus les désigner par le terme de " capitalisme
" défini plus haut. Parce que ces logiques sont liées à une obligation
de recherche de productivité, on a donné à leur ensemble le nom
de " productivisme ".
Le terme "productivisme" a été forgé à partir du mot "productivité"
et non "production". Il englobe donc les mécanismes dont le rôle
est de rendre systématiquement maximum la productivité et non les
mécanismes qui développent seulement la croissance de la production.
Il est apparu historiquement pour la première fois, en 1975, à Lilles,
aux Assises du Mouvement Ecologique (ME) au cours desquelles le
premier texte mettant en avant cette notion et en faisant l'élément
central et caractéristique des sociétés dans lesquelles on se trouvait,
a été adopté. Il est compatible avec une définition plus large pour
laquelle on parle d'un système " productiviste " pour toute structure
sociale mettant quelqu'un en situation d'être obligé de toujours
rechercher un objectif au maximum à moins de ne même pas avoir le
minimum.
Du " Capitalisme " au " Productivisme "
C'est
donc ici,un système, un ensemble de logiques sociales et économiques
qui font bloc entre elles et qui semblent, avec le développement
du Fordisme, s'être substituées pour une grande part aux mécanismes
qui étaient ceux du Capitalisme historique, au moment du développement
du Fordisme.
Le capitalisme est présenté comme une période (et un système social
en même temps) où il est nécessaire au progrès pour qu'il existe
qu'il passe par un développement de la misère, de l'exploitation
et de la spoliation de la plus grande partie de la population. Cela
s'explique par:
-la faiblesse du surplus, de l'écart existant entre le niveau
de la production et le niveau de la consommation vitale minimale.
-l'insuffisance de la part du capital fixe (machines) dans
la combinaison productive globale (capital et travail). Il est sous-entendu
qu'il existe en moyenne une proportion optimale de la quantité de
machines par rapport à la quantité de travail existant dans un pays.
Cette proportion est considérée comme optimale, dans la mesure où
elle correspond à la productivité maximale. Tant que cette quantité
optimale n'est pas atteinte, le simple fait d'augmenter la quantité
de capital fixe, pour une quantité de travail (population donnée)
permet d'augmenter la productivité du travail humain et donc est
une source de progrès.
Le
passage du capitalisme au productivisme:
Mais dès que cette proportion optimale entre capital et travail
est atteinte, l'augmentation du nombre des machines n'a plus de
justification économique à moins qu'il y ait une augmentation de
la consommation que la quantité de capital existant ne peut pas
satisfaire. C'est évidemment là, que doit se produire l'inversion
de logique, car jusque là, la faiblesse du surplus justifie d'empêcher
les populations de consommer ce qu'elles produisent, puisque livrées
à elles-mêmes, elles n'auraient jamais épargné autant et donc accumulé
autant. Mais au-delà de ce seuil, non seulement cette volonté d'empêcher
la masse de consommer n'est plus nécessaire mais, elle devient une
absurdité, car, dès lors pour justifier l'accumulation de capital
il faut qu'il y ait au préalable une augmentation de la consommation.
Il y a inversion.
Au delà donc d'un certain niveau de division du travail, d'un certain
niveau de productivité et d'une certaine dimension du marché, les
caractéristiques du capitalisme énoncées plus haut disparaissent
pour faire place à une logique inverse où, l'accumulation et le
progrès nécessitent une consommation populaire de plus en plus importante;
et à partir de là, nous disons que le capitalisme "stricto sensu"
disparaît et fait place à ce que nous appelons le "productivisme".
Le productivisme comme système social
Le productivisme n'est pas seulement une idéologie ou un avatar
du capitalisme : il est, au même titre que celui-ci, un système
social autonome qui tend à s'imposer de plus en plus à l'ensemble
de la société.
C'est aussi partiellement un consensus social qui porte à accroître
la productivité pour produire et consommer toujours davantage, et
qui pour cela pousse à vivre dans des structures (équipements, institutions)
:
-toujours plus centralisées et gigantesques : usines
et machines de plus en plus grandes, villes démesurées, centrales
énergétiques pour toute une région, firmes, etc...
-toujours plus rationalisées et bureaucratisées :
accroissement de la division technique du travail, parcellisation
des tâches, des problèmes, des compétences ; spécialisation des
régions ; zonage des villes et des activités, nivellement du langage,
des cultures, de l'information ; institutionnalisation de tous les
aspects de la vie (loisirs) ; planification autour de "pôles", de
secteurs de pointes, de villes relais...
Le
progrès est conçu uniquement dans ce sens, dans cette direction,
et ce "modèle" de société s'impose comme normatif, non seulement
dans nos pays, qu'ils soient capitalistes ou collectivistes, mais
pour les pays dits "sous développés".
Cette rupture avec le capitalisme, a été acceptée facilement ;
elle a engendré en Europe, après la deuxième guerre mondiale, au
début de la période dite " fordiste " un consensus social car le
productivisme apparaissait comme porteur de progrès en mettant fin
à la misère et à la sous-consommation. Mais, ces mécaniques, ces
logiques se révélèrent de plus en plus dangereuses à mesure qu'elles
se développaient. Ce sont les rythmes accélérés, les passages de
seuils incontrôlés qui engendreront le côté dangereux. On aurait
pu faire autrement, de façon plus maîtrisée; et surtout l'augmentation
de la quantité n'aurait pas dû s'accompagner de la dégradation de
la qualité. Dans ce système, pour survivre, le chef d'entreprise
est obligé de rechercher toujours le maximum sous peine de ne même
pas avoir le minimum. Or, le maximum ne doit pas être confondu avec
l'optimum. L'exemple de l'agriculteur est bon pour illustrer cette
idée : à quoi cela sert-il d'augmenter les rendements au maximum,
si l'on obtient des denrées sans saveur et parfois dangereuses pour
la santé. Alors que la recherche de l'optimum permet de prendre
en compte les notions de qualité et de protection de l'environnement.
On retrouva cette logique productiviste aussi bien à l'Est qu'à
l'Ouest, dans les pays socialistes comme dans les pays capitalistes,
indépendamment de la propriété des moyens de production et de la
recherche du profit. C'est le second argument qui nous permet d'affirmer
qu'il ne s'agit plus de la logique capitaliste. Et c'est pourquoi
le débat entre la gauche et la droite, entre collectivisme et individualisme,
nous paraissait insuffisant : il cachait le véritable choix de société.
Il s'agissait de choisir un autre mode de développement, non productiviste.
Les deux Temps du productivisme
On distingue deux périodes du productivisme :
- le productivisme volontariste, étatique et national
- le productivisme libre échangiste mondialiste, période actuelle
où l'économie est en train d'échapper à tout contrôle des populations.
On
peut regretter que la première manière n'ait pas été plus réfléchie.
Dans les années 60, on avait une sorte d'inconscience des mécanismes
que le productivisme pouvait engendrer. Dans la deuxième période,
avec la mondialisation économique, la maîtrise échappe de plus en
plus. C'est une sorte de retour au XIX° siècle avec la réapparition
de la pauvreté, de la précarité; le chômage est devenu la variable
d'ajustement. Mais l'on n'est pas pour autant revenu à la logique
du premier capitalisme.
Productivisme
et Ecologie
Cette
fuite en avant des productivités partielles est une catastrophe
pour la productivité globale. Elle entraîne des gaspillages, des
pollutions et des coûts considérables qui doivent être assumés par
les collectivités. Elle hypothèque l'avenir en détruisant le patrimoine
naturel des générations futures. Elle méconnaît les équilibres naturels,
les rythmes biologiques, les diversités des personnes, des cultures,
des régions. Elle réduit la personne humaine à un être économique,
à ses intérêts matériels, en fait un usager, un producteur, un consommateur,
un administré. Elle crée de plus en plus d'injustices et de frustrations,
de "laissés pour compte", et d'inquiétudes pour l'avenir à long
terme : "quel monde laisserons nous à nos enfants?" Elle construit
les relations sociales à partir de marchandises, de "produits",
canalisant artificiellement les désirs.
La
notion d'anti-productivisme ne doit pas être assimilée à un refus
de toute croissance de la production, les mécanismes du productivisme
peuvent fonctionner sans cette croissance, on s'en est aperçu par
la suite.
Il y a eu une erreur de cible pour certains écologistes qui ont
fait de la croissance de la production, le point central de leur
analyse, la cause de tous nos maux. Ils n'avaient pas compris qu'on
était dans cette phase de croissance volontaire. Les mécanismes
de la croissance engendraient les effets dégradants, et non pas
la croissance en elle-même. C'est parce qu'on a voulu accroître
la productivité à un rythme accéléré, on a poussé l'organisation
de l'économie à un tel point, que les côtés négatifs sont apparus.
Des seuils dangereux ont été passés, mais la croissance en elle-même
n'en était pas responsable. Avec la crise qui débute au milieu des
années 70, on pourra bien voir que la croissance s'est ralentie,
mais les problèmes écologiques demeurent.
Productivisme
et domination
Comme on a pu le comprendre, la substitution du productivisme au
capitalisme stricto sensu n'a évidemment pas fait disparaître les
phénomènes de domination et d'inégalités.
Au contraire !
Et ceux-ci semblent s'être fortement développés dans la phase mondialiste,
depuis l'ouverture générale des frontières. Au niveau mondial, et
dans les relations Nord/Sud, il est évident que les inégalités entre
peuples du Sud et du Nord se sont maintenues et aggravées. Sur les
deux siècles précédents, cette domination a engendré des inégalités
très fortes. La période fordiste a pu voir un ralentissement de
ces inégalités. Mais la mondialisation a fait ressurgir et a aggravé
les dominations existantes du Nord sur le Sud, du monde citadin
sur le monde rural, de la grande distribution sur le petit commerce,
les petits producteurs et les petits industriels, du tertiaire sur
le secondaire, des activités urbaines intermédiaires sur les activités
traditionnelles (ouvriers,, employés, petits commerces, petits artisans)
et d'une façon générale la domination des " gros " sur les " petits
".
Si l'on veut donc évoquer les phénomènes de domination de classes
et de peuples sur d'autres peuples, il faut en conclure qu'à l'heure
actuelle l'infime proportion des dirigeants de transnationales qui
contrôle les orientations des capitaux n'a de pouvoir que grâce
à un jeu croisé de complicités sans lesquelles ce pouvoir n'existerait
pas : complicité de l'ensemble des urbains dans la domination sur
les ruraux, complicité de l'ensemble des populations de Nord dans
leur domination sur les peuples du Sud, complicité d'une Gauche
bien pensante dans l'acceptation d'un libre échangisme mondial,
complicité des salariés à travers le développement d'un actionnariat
populaire, à travers le développement des retraites par capitalisation
et des Fonds de Pension.
Cette complicité ne pourra donc être arrêtées que si les peuples
dominés acquièrent une relative autonomie économique et politique
et non si " on " leur accorde des prix, des rémunérations, des termes
de l'échange plus avantageux.
A l'échelle mondiale, c'est à cette lutte pour l'autonomie des peuples,
qu'il faut s'attacher. Car, en fait, la lutte contre les dominations
et les inégalités internes et la lutte contre les dominations et
les inégalités entre peuples sont liées.
L'autonomisation des uns et l'autonomisation des autres sont solidaires.
La mondialisation, dans l'état actuel du monde et des hommes, ne
sera jamais que le prétexte à de nouvelles formes de domination
et d'uniformisation.
Mais, c'est en cherchant tous ensemble comment sortir de cette situation
que la division mondiale, les marchés mondiaux font peser sur nous,
que l'on desserrera l'étau qui semble être apparemment celui des
grandes firmes transnationales. Comme nous l'avons dit plus haut,
ces firmes, dans le cadre actuel, sont la propriété collective de
millions de petits actionnaires, et la complicité passive des salariés
du Nord risque de devenir une complicité active. A travers les Fonds
de Pension, le plus petit futur retraité va finir par se réjouir
de voir les grandes firmes, dont il est actionnaire, pratiquer une
politique sociale dure dans le reste du monde et " dégraisser "
le personnel pour faire des profits.
L'économisme sera alors à son comble car il sera le fait même de
ceux qui en seront aussi les victimes. C'est cela la mondialisation
économique. Et c'est pourquoi le combat contre elle est le combat
préalable.
Ne nous trompons donc plus de combat , d'adversaire. C'est un mouvement
d'opinion qu'il faut forger, et les complicités montantes montrent
que c'est à l'ensemble des Français qu'il faut s'adresser. Mais,
c'est au nom de la reconquête d'une réelle démocratie que l'opinion
française et européenne retrouvera la volonté de se battre pour
reconquérir le minimum d'autonomie économique et politique nécessaire
à cette démocratie. Et c'est au nom de la nécessité que les Français
ont de se battre pour leur autonomie qu'ils feront le nécessaire
pour favoriser celle des autres peuples et qu'ils feront reculer
les dominations et les inégalités dans le monde.
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