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Le tragique en politique

 

Tout le monde sait à quel point le Français moyen a des difficultés pour rentrer dans les réalités complexes de la politique. En effet, telle qu’elle est présentée à l’heure actuelle aux Français par les hommes politiques, elle oscille entre un ensemble de programmes très complexes dont le citoyen a de la peine à comprendre les tenants et les aboutissants, et d’autre part, une évocation très émotive de grands slogans, en fait assez étranger à la fois à ces programmes et à la réalité sociale. Cette situation est-elle nécessaire, inéluctable ? Nous ne le pensons pas. Le Français ordinaire pense d’abord la réalité qui est autour de lui à travers ses sensations, à travers ses sentiments, à travers son affectivité et il ne trouve pas de lien, de pont entre cette façon relativement subjective qu’il a d’appréhender le monde et la société et d’autre part, le type d’expression politique caractérisé par son aspect abstrait, théorique, impersonnel et soi disant objectif. Et pourtant il existe tous les jours des films, des romans, des essais qui expriment une pensée politique, une vision politique tout en la formulant à travers des formes subjectives, affectives, sentimentales avec lesquelles le Français ordinaire peut communiquer. Alors, pourquoi le monde politique n’essaye-t-il pas d’établir des traductions d’un type d’expression dans l’autre et réciproquement. Cette volonté serait en fait confortée si on essayait d’examiner de près la façon dont la société se fait au quotidien. En effet, dans le quotidien, la société se fait par une addition de millions de petites décisions. On peut se demander alors :

La politique concrète n’est-elle pas déterminée autant par les façons de regarder le monde que par les programmes théoriques destinés à le transformer ?

Et parmi ces façons de penser et de voir le monde, l’opposition entre un regard de type tragique et un regard de type dramatique peut sembler essentielle.

C’est ce que pensait Georges VEDEL, ancien doyen de la Faculté de Droit de Paris.

L’opposition entre la pensée tragique et la pensée dramatique en politique, extrait du cours de Monsieur Georges VEDEL " Les Institutions Politiques ".

 

" Quand on parcourt l’histoire de la pensée politique, on s’aperçoit qu’en gros, il a existé deux types de tempérament politique, les dramatiques et les tragiques.

 

Les " dramatiques " …

Pour les premiers (Rousseau et Marx appartiennent à cette famille), la société est dramatique. L’on veut dire par là que d’une part les conflits, les contradictions sociales sont nombreuses, très vivaces et facilement sanglantes, mais elles ne tiennent pas à une nature profonde de l’homme.

Pour Rousseau, elles sont un démenti à sa vraie nature, pour Marx, elles appartiennent à une situation historique qui, entre groupes, entre gouvernants et gouvernés, entre majorité et minorité, reflètent des situations historiques de l’homme et non une essence humaine. La conséquence de ceci est qu’à un moment donné, elles peuvent disparaître ou se résoudre.

Bien entendu, on ne compare pas ici la pensée de Rousseau à la pensée de Marx. Il y a trop de différences entre elles. Pour Rousseau, l’aliénation de l’homme par rapport à sa vraie nature est d’ordre essentiellement idéologique. C’est parce que les hommes pensent mal qu’ils ont construit une société pleine de contradictions, une société qui n’est pas faite de liberté et d’égalité. Rousseau pense à l’inégalité juridique, Marx voit de plus : l’histoire et l’économie ; C’est ce qui fait que là où la pensée de Rousseau est transparente et abstraite, la pensée de Marx est beaucoup plus concrète. D’autre part, les processus marxistes sont des processus d’illumination intellectuelle qui, chez Rousseau, correspondent à ce qu’est la révolution.

Mais, dans l’un et l’autre cas, la conception de l’homme et de la société est dramatique. Il y a des conflits ; ils ne seront résolus ou ne disparaîtront que par de longues péripéties sanglantes et pénibles, mais il y aura un dénouement. Et rien n’empêche que le dénouement d’un drame soit heureux, car ce qui sépare le drame de la comédie, ce n’est pas que l’un se termine mal et l’autre se termine bien, c’est que l’on ne rit pas. Mais le drame peut avoir une " happy end ".


…et les " tragiques "

A l’opposé, il existe une conception tragique de la société. Cette conception consiste à voir dans les contradictions de l’homme contre lui-même, c’est-à-dire dans les contradictions de la société, non point le produit d’une aberration ou une étape d’un développement historique, mais quelque chose qui est relié à l’essence de l’homme lui-même. C’est parce que les fils d’Adam sont libres qu’ils sont en conflit perpétuel ; la liberté humaine, au moins dans une certaine métaphysique, est mère des contradictions. Dès lors que faire ?

Ou bien l’on peut penser et c’est la racine de beaucoup de théories autoritaires qu’il existe un absolu social ou métaphysique au nom duquel on peut extirper le péché originel de la société, c’est-à-dire arriver à éteindre les conflits en faisant triompher la vérité. Ce sont là des vues manichéennes ; il y a le bien et le mal ; par la violence, on peut faire triompher le bien. Mais ceci ne conduit pas à la démocratie à partir de ce moment-là.

La pensée démocratique par rapport à un tel contexte tragique admet qu’il y a des moyens d’atténuer les conflits et non point de les résoudre, non point d’en supprimer la racine. On peut les rendre tolérables, par toute une série de procédures, par une règle du jeu, un peu comme un match de rugby est une image affaiblie de la guerre, une bataille enserrée dans certaines lois. La démocratie est un processus de pacification de conflits qui, sans cela, seraient intolérables.

Cette conception est tragique, car on ne voit pas que réellement la racine des conflits puisse être arrachée. Mais si on résout les conflits une première fois pacifiquement, la deuxième fois ce sera plus facile, jusqu’à ce que dans une société chacun prenne l’habitude de n’avoir jamais ni tout à fait tort ni tout à fait raison. Le tragique subsiste comme une marque de l’essence humaine, mais l’homme aura créé des conditions pour le rendre vivable ; tolérable. Dans cette vue, la démocratie n’est pas autre chose que le total des recettes de pacification. Admettre l’élection, admettre le vote ou la décision à la majorité, supporter la discussion, accepter le marchandage, se résigner à ce qu’il y ait un certain équilibre, pas toujours très juste ni très idéal des forces sociales les unes avec les autres, ce serait cela la démocratie. "